En mettant le nez dans mes dossiers (je fais toujours mon nettoyage de printemps l'été parce que j'ai l'esprit de contradiction), j'ai retrouvé une de mes nouvelles écrite il y a maintenant quatre ans. Une ouincerie de jeunette, peut-être, mais assez aboutie pour que je sois assez mélancolique en la relisant. J'aime les souvenirs poussiéreux, alors pour ceux qui en ont le courage...
Anesthésie
Comparaison assassine. Elle a de grands yeux vert clair qu’on chanterait aisément. Imaginez une chanson rien que sur vos yeux ; de quoi réveiller le Narcisse qui est en vous. Ses sourcils arqués sont parfaitement dessinés, bruns comme ses cheveux. Chaque poil y est à sa place et se range aux côtés des autres pour surligner son regard en lui conférant une force de diablesse. Et puis son nez. Il tombe gracieusement au milieu de sa figure, droit comme le serait le roi des nez. Deux narines remontent vers les joues de façon harmonieuse, creusant deux petites zones d’ombre sur les ailes de ce nez qui vous énerve à force d’être parfait. En dessous vient une petite bouche expressive qui se tord sans jamais grimacer, comme le ferait celle d’un bambin. Les commissures tombent légèrement pour lui donner une petite moue boudeuse d’enfant espiègle. Sa peau a la texture de celle d’une pêche et aucune aspérité ne vient gâcher cette plaine sacrée. Elle est bronzée comme c’est pas permis. Au soleil, sa peau colore immédiatement, et à l’ombre, elle a la teinte ocre des terres vierges sur lesquelles se bâtissent des promesses de sensualité. Elle est mince. Ses épaules tombent gracieusement, et au milieu d’un buste fin se dressent deux seins ronds et fermes assez fiers pour se maintenir seuls sans l’aide des encombrantes pièces de tissus dans lesquelles on les enferme d’ordinaire.
Vous, vous faites de votre mieux. Pour sûr, vos yeux sont verts, mais d’un vert classique, qui n’inspire pas plus d’admiration que de chanson. Votre nez se trouve évidemment au milieu de votre visage, mais comme si il y avait été posé accidentellement, lâché au hasard et avachi sans bien savoir se tenir. Votre bouche est une sorte de support à ce nez trop grand, piédestal à ce monstre de chair qui l’éclipse et cache les soupçons d’expressions qu’elle arrive péniblement à former de ces deux lèvres fines. Quant à votre peau. Votre peau, c’est un tapis rugueux qui couvre les muscles trop saillants de votre visage. Région au relief incertain, jamais vraiment mate, dont les élans productifs de sébum lui permettent en quelque sorte de renvoyer la lumière, de façon exagérée cependant. En digne héritière de la peau de rousse de votre mère, vous arborez un teint d’une pâleur presque maladive parcouru de rougeurs dont les plus importantes s’étendent sur les joues. Là où d’autres ont bonne mine, vous, vous avez l’air d’être perpétuellement consumée par une chaleur étouffante. Cette tête mal assemblée se porte au bout d’un corps taillé dans la guimauve, mince mais portant encore les vestiges d’une adolescence rondelette. Comme votre nez, vos seins ont été posés là au hasard, l’un plus bas que l’autre, le plus gros d’ailleurs. Et vous cherchez à les faire oublier en rentrant les épaules, car si personne ne peut le remarquer, vous savez, vous, que votre mère les a négligés, comme pour se venger du fait que vous ayez déformé son ventre et ses hanches alors que vous attendiez de pouvoir vous extirper d’elle.
Vous êtes assises toutes les deux au comptoir et une bonne vingtaine de paire d’yeux sont tournées dans votre direction. Elle parle beaucoup, pouffe, s’esclaffe, rit, profite de l’instant. Elle ne se rend pas compte qu’on vous observe avec insistance, par ci, par là. Vous le savez, vous, même quand ça n’est pas le cas d’ailleurs. Vous vous sentez en perpétuelle représentation. Les hommes détaillent avec leurs yeux inquisiteurs. Ils déshabillent avec appétit et imaginent avec tant d’envie que le désir transpire sur leurs visages. Elle jette parfois quelques œillades, Elle repère. Vous, vous cherchez une connexion, une exception qui s’attarde sur vous, croiser un regard parce que vous avez besoin de vous rassurer. Pas parce que vous en avez vraiment envie mais que votre orgueil a l’esprit de compétition. La moisson vous en offre un bouquet de deux ou trois, tandis qu’Elle se dépêtre de tous ceux qui viennent d’accrocher à Elle.
Les filles regardent aussi. Des regards de savants fous, docteur es « mode et attitude », critiques et agressifs. Discrets dans l’être vraiment, ça doit les rassurer de vous déstabiliser. La délictueuse sera sévèrement jugée, la lauréate sévèrement enviée. Dans ces cas là, vous préférez vous considérer hors sujet.
Et dans cette toile tissée de multitude de regards, vous recherchez un chemin vierge et sûr pour vous reposer.
Vous êtes toutes les deux assises au comptoir et vous parlez beaucoup. Elle vous explique que vous êtes sa meilleure amie, qu’Elle ne saurait quoi faire sans vous. Elle parle plus que vous car Elle a plus de choses à raconter. Elle a vécu énormément plus de choses, Elle ne trimballe pas une malle entière de complexes qui ralentissent son train de vie. Celui-ci est fou amoureux d’Elle, dit-Elle ; celui-là l’agace à l’appeler sans arrêt ; un troisième est hyper sympa ; le quatrième baise mieux que les autres. Mais malgré eux, sans vous, Elle s’ennuierait. Elle ne pourrait rien partager, Elle adore quand vous la faites rire, Elle trouve votre sens de l’humour exceptionnel. Vous faites semblant de vous sentir bien dans votre peau, vous arrivez même presque à ne plus y penser. Tiens, Elle a un pantalon à vous donner ! A Elle, il ne lui va plus, Elle nage dedans. Malgré a petite, estocade, sans aucun doute involontaire, vous la remerciez de l’intention. Vous savez que dans un de ses vêtements, vous aurez l’impression de voler un peu de son aura.
Vous vous habituez à occuper l’échelon inférieur au sien, vous avez l’impression que, finalement, vous bénéficiez un peu de son charisme. C’est à vous qu’Elle parle, Elle vous associe à ses aventures, lorsqu’on la regarde, on vous regarde forcément un peu aussi. Toutes deux, vous vous amusez beaucoup, vous buvez, vous discutez, et c’est là qu’il entre en scène.
Il veut vous payer une bière à toutes les deux, Elle accepte. Elle se tourne un peu vers lui. Ca faisait un petit moment qu’il observait. Il pose des questions, Elle répond, vous aussi. Il vous écoute toutes les deux, s’intéresse autant à l’une qu’à l’autre. Les sujets s’enchaînent, les verres aussi. Votre regard se fait traînant, les complexes s’étiolent. Vos yeux s’attardent sur ceux des autres avec moins d’inhibition, vous y mettez un peu plus de vous et vous vous laissez porter par l’ambiance. Vous croisez le regard d’un gars qui vous plaît et vous vous écartez un peu de la conversation.
C’est alors qu’arrive l’un des amis de votre interlocuteur. Il se rabat sur vous tandis que l’autre continue sa discussion avec Elle. Et il parle, parle. Et vous n’aimez pas ce gus qui se sent obligé de régir vos goûts musicaux en se servant des siens comme critère de jugement universel. Physiquement, il ne vous plaît pas non plus. Vous cherchez à nouveau du regard celui que vos yeux avaient rencontré précédemment. Vous le voyez au fond de la salle, debout devant le groupe de musique dont le concert a débuté Dieu sait quand, vous ne vous rappelez plus. L’enthousiasme chevillé au corps, vous insistez, l’observez, et il se retourne vers vous, croise votre regard et esquisse un sourire. Forte de cette victoire, vous vous retournez vers votre verre que vous allégez d’une gorgée, et vous vous apercevez que « Gus » est toujours en train de vous parler, s’est même rapproché, et vous souffle désormais au visage une haleine chargée de bière et de charcuterie mélangées. Dans la mesure où la vôtre pourrait presque supporter la comparaison, charcuterie mise à part, vous décidez d’être indulgente. Vous lâchez péniblement que vous allez écouter le groupe. Elle, Elle discute toujours, les yeux embrumés, agrippés à ceux de celui qui n’a de cesse de parcourir ses cuisses de ses mains pressées. Elle l’embrasse. « Gus » s’énerve à présent sur la lutte des classes, peut-être depuis que vous lui avez dit être obligée de travailler pour payer vos études. Vous vous apprêtez alors à aller écouter le concert seule, et entamez une descente de tabouret.
Vous ondoyez vers le fond de la salle, vous empêtrant dans le regard des autres qui, désormais, ne vous fait plus aucun effet. La musique vous plaît et vous commencez à danser. Un verre vous arrive dans les mains et vous espérez alors qu’il vienne du jeune homme qui vous avait souri. Vous levez les yeux pour vous percevoir que c’est bien lui. Il sourit désormais franchement et trinque avec vous. Vous dansez ensemble, quelqu’un vous bouscule et vous renversez un peu de bière sur lui. Ca semble l’amuser, il est aussi saoul que vous. Vous dansez, vous l’embrassez. Ca lui plaît. Un de ses copains vient vous l’arracher, ils sont attendus ailleurs.
Retour désenchanté vers « Gus ». Il parle avec Elle. Ascension pénible de tabouret. « Gus » s’absente. Elle vous regarde de ses yeux cernés et vitreux. Elle vous répète qu’Elle vous adore et vous étreint. Elle vous demande si ça ne vous embête pas si Elle va passer le reste de la nuit chez le gars, Elle vous laisse ses clés. Vous pouvez ramener « Gus » chez Elle, Elle vous fait confiance. Embourbée sur le terrain du désenchantement, vous acquiescez cependant avec un franc sourire. « Gus » revient, Elle part en vous embrassant. Le paysage danse alors plus violemment devant vos yeux. Le visage de « Gus » vous paraît plus agréable. Parmi les effluves d’alcool et de sueur, vous ne sentez plus son haleine. Il s’approche de vous et essaie de vous embrasser, tentative avortée par une chute de tabouret, elle, loin d’être pénible. Il rit, vous non. Il se relève, vous payez, prenez vos affaires et sortez entraînant un « Gus » tanguant dans votre sillage.
« Gus » finit par vous amuser sur le chemin du retour, crachant des embryons de phrases. Vous lui répondez en mots mâchés qui courent plus vite que votre bouche ne peut articuler. Chaque pas fait vibrer le paysage devant vos yeux, la lumière des lampadaires vous éblouit, mais vous savez où vous êtes et où vous allez.
Les ombres dansent sur les murs, suivant vos mouvements. Vous reconnaissez la vôtre que vous observez derrière la brume dont l’alcool a alourdi vos yeux. Elle se meut tranquillement, aussi noire que les angoisses qui vous parcourent de l’esprit au bas-ventre, et vous espérez un instant pouvoir la laisser derrière vous sur ces murs, chargée de ces peurs qui font de vous une âme étouffée. Le paysage s’étend devant vous et vous tend une brassée d’inconnu, trame sur laquelle vous brodez votre route point par point, pas à pas, submergée d’amertume et de nausée mélangées. Les fenêtres s’ouvrent sur l’obscurité, la noirceur d’une pièce sans lumière aussi opaque que les yeux des gens que vous imaginez y habiter. Vous y laissez s’engouffrer votre ombre qui s’y retrouve noyée, fusion d’ébènes, où vous lui espérez la rencontre furtive avec celle d’un autre rôdeur contemplatif. Un nouvel étourdissement vous emporte dans une spirale visuelle où se mêlent lumière, architecture, et peuple noctambule d’ombres non identifiées que vous pourriez presque prendre pour celles des âmes nomades dont les propriétaires sommeillent paisiblement entre leurs quatre murs.
Les mains de « Gus » viennent s’accrocher à vous, remontent, se posent au hasard, promeneuses insolentes dont la froideur vous ramène dans votre corps. Vous réprimez un haut-le-cœur et essayez de le regarder dans les yeux afin d’y déceler une parcelle d’envie de vous. Il essaie également, et l’idée qu’il puisse chercher la même chose dans les vôtres vous attendrit et vous le rend plus attractif. Il prend votre main et vous terminez le trajet en vous bousculant l’un l’autre, l’équilibre perverti par la danse incessante d’un paysage peu docile.
Un miracle vous a permis d’enfoncer la clé dans la serrure du premier coup. Vous ouvrez, et l’odeur vous saute au nez. Ca sent son parfum à Elle, ça passe dans votre sang et vous laisse imaginer qu’il vous donne un peu de son pouvoir. « Gus » marmonne péniblement qu’il a envie de vous et vous vous rendez compte alors de ce que vous allez devoir faire. Vous le laissez s’asseoir sur le lit avec vous, commencer à enfouir sa tête dans votre cou. Vous sentez à nouveau son haleine, ça vous déstabilise, et vous essayez alors de retrouver le parfum qui vous avait assailli lorsque vous êtes entrée. Ses mains sont chaudes à présent, et passant outre le néant émotionnel qu’il vous évoque depuis le début de la soirée, vous essayez de ressentir quelque chose. Vous vous concentrez sur ses caresses, la façon dont il déboutonne votre chemise et la fait glisser sur votre dos, alors que vous sentez la froideur de la pièce comme le picotement de milliards d’aiguilles. Il a désormais enlevé son t-shirt et vous n’osez pas le regarder. Il vous entraîne avec lui, vous allonge sur les oreillers, et vous continuez de jouer les poupées de chiffon. Votre regard continue de s’attarder sur cette pièce qui n’est pas la votre, dénuée de toute familiarité, dont vous vous servez afin d’endosser le caractère de quelqu’un qui ne vous ressemble en rien. Mal à l’aise dans ce travestissement, vous fermez les yeux. Bien vous en a pris, vous dites-vous, lorsqu’il dégrafe votre soutien-gorge ; vous n’auriez pas aimé affronter une éventuelle déception dans ses yeux. Dans la mesure où il vous dévore littéralement les seins, il n’a pas dû l’être.
Toujours occupée à essayer de vous abandonner à ressentir quelque chose, vous gardez les yeux fermés. Vous le sentez qui se relève. Cette interruption donne l’occasion à la gêne et au malaise, qui restaient jusqu’ici couchés non loin, de fondre sur vous. Vous entendez les cliquetis de la ceinture et devinez qu’il est désormais nu. Vous regardez les murs toujours hostiles dans lesquels vous ne décelez toujours rien de rassurant. Même le parfum n’y fait plus rien. Lorsqu’il déboutonne votre pantalon, la brûlure de la gêne est si forte que vous décidez de vous échapper de votre corps. Vous contemplez désormais votre image. Vous n’êtes pas tout à fait partie, vous êtes nue et vous sentez la morsure que vous inflige le froid.
Il s’allonge alors sur vous et vous l’enveloppez de vos bras. Il vous embrasse et vous revenez petit à petit. Lorsque ses doigts s’immiscent en vous, vous ressentez ça comme un bélier qui enfoncerait la porte de votre intimité et décidez de mettre à l’abri tout ce que vous pouvez avoir de plus authentique. Vous réagissez en bonne élève, et gémissez parce que vous croyez que c’est ce qu’il attend de vous. Vous le caressez aussi, et bien que le contact d’un pénis au creux de votre main vous soit agréable, vous avez la sensation d’être maladroite et vous vous échappez à nouveau. Il s’écarte encore, et le fait qu’il s’arrache à vous vous fait presque mal. Le froid vous envahit derechef, et la nausée s’empare de vous. Le temps s’étire. Il cherche le préservatif dans sa poche, le met. Vous tremblotez. Il se rallonge enfin sur vous et s’introduit en plongeant sa tête dans votre cou. Vous rouvrez alors les yeux, sentant la pièce s’écrouler autour de vous lorsque vous les gardez fermés.
Vous le sentez bouger en vous et frissonnez de ce que vous pensez être du plaisir. Vous décidez alors de vous laisser aller. Vous êtes désormais seule, les yeux vers le plafond, à le sentir se mouvoir. Il va, vient, et vous distinguez quelque chose d’imprécis qui se passe en vous. Vous soupirez plus fort, et fermez vos yeux une nouvelle fois, vous concentrant sur le bourdonnement sensoriel qui résonne en vous. Vous envisagez soudain pouvoir ressentir du plaisir et sentez s’amplifier votre vibration intérieure. Il s’active au dessus de vous, vous embrasse et repart au creux de votre épaule. La sensation qui voyage à travers votre corps s’attarde maintenant sur l’estomac, puis repart vers le bas-ventre. Elle s’intensifie encore, et s’apparenterait presque à la douleur. Vous réussissez à vous abandonner un peu plus, et guettez le point d’orgue qui vous conduira droit à la jouissance, alors que votre tête s’alourdit brutalement et que vous vous sentez aspirée par l’oreiller sur lequel elle repose. Vous pensez rouvrir les yeux, mais c’est alors que vous sentez encore des frissons vous parcourir et quelque chose monter en vous. Ca explose brutalement.
Vous avez vomi.