Désolée, encore une pleurnicherie, mais c'est l'humeur du jour... Faut dire, quand on cherche des citations sympas et que y'a que Lacan pour vous dire que "l'amour, c'est offrir à quelqu'un qui n'en veut pas, quelque chose que l'on n'a pas" ... Faut se plaindre à lui, c'est de sa faute.
"S'il est au monde rien de plus fâcheux que d'être quelqu'un dont on parle, c'est assurément d'être quelqu'un dont on ne parle pas"
On attend. On pense même que c’est ce à quoi on se consacre depuis qu’on est entré dans l’adolescence. On est dans la cuisine de l’étage avec ces œufs qui n’en finissent pas de cuire. Officiellement. En réalité, on guette, on est une oreille géante qui serait à l’affût de son pas, de sa voix, du bruit de ses clés. On se hasarde à jeter un œil dans le couloir, et on n’y voit que la fenêtre qui ouvre ses battants à l’autre bout. Un peu trop radical comme symbolisme, mieux vaut retourner à ses œufs et attendre qu’il arrive. On s’avance vers la fenêtre et d’où on est on observe deux filles qui marchent ensemble vers le restaurant universitaire. Le prototype même de l’étudiante, une démarche nonchalante très étudiée et cette espèce de chignon déstructuré sensé exprimer la volonté de souplesse d’esprit, l’abolition de la rigidité prônée par une génération léchant les restes des avantages que leurs parents auraient sensiblement décroché trente ans auparavant. Deux petites brunes, chacune leurs mèches, bleues pour l’une, à savoir sans doute froideur et liberté (le ciel est bleu, si on ne peut pas l’atteindre, autant le faire venir à nous), vertes pour l’autre, ce qui communément symbolise l’espoir. Deux idiotes, bien qu’on ne les connaisse pas.
On préfère fixer ses yeux sur un morceau de pelouse lorsque quelqu’un entre. On ne se retourne pas tout de suite, on préfère laisser son cœur nous asséner sa décharge d’adrénaline tranquillement et son esprit se préparer à démontrer sa faculté de réagir, sinon subtilement, normalement. On quitte son morceau de pelouse pour se retourner vers lui. Qui s’avère finalement être Magali, une quelconque étudiante en médecine de notre étage. Déçue, on lui adresse un pénible « salut », la félicite sur sa chemise histoire de ne pas manquer à sa réputation de personne sympathique et vivante, et surtout de ne pas laisser son état s’allier à la solitude qu’on craint pourtant assez. On s’aperçoit que ses œufs ont fini par brûler. Il ne se passera rien aujourd’hui, on le craint. On reprend son déjeuner, éteint sa plaque et retourne dans sa petite chambre avec l’espoir de le voir glisser de l’escalier vers les portes. Notre cœur se manifeste encore lorsqu’on entend du bruit, voit une ombre qui annonce finalement Lise, notre voisine d’en face. On lui adresse un sourire auquel elle répond nerveusement mais avec assez de fierté pour essayer de le cacher. Lise est très jolie, brune aux cheveux courts qui, malgré ses vêtements souvent maladroitement assortis, respire la classe et laisse transparaître un certain caractère sans qu’elle le veuille. Beaucoup plus intrigante que celle qui la suit dans sa chambre, celle qui manifestement s’offre entièrement dans son apparence étudiée, le genre de fille qui plait actuellement. Celle qui nous demande une cigarette avec cette expression de fausse gêne qui nous pousserait facilement à refuser. On fait un signe de tête, emporte sa poêle et revient avec un paquet de Marlboro qu’on vient d’acheter, chose que les gens semblent deviner de façon étonnante. On la lui donne, en propose une à Lise qui accepte trop cordialement pour être à l’aise, et en prend une qu’ on allume avec le briquet de la fille, enchâssé dans un petit étui au nom de Véra. On laisse Lise avec « Véra », la regardant quelques secondes, curieux de savoir si cette petite poupée était vraiment la bienvenue. Rien ne transparaît, Lise semble avoir beaucoup d’entraînement dans l’art de contenir ses sentiments derrière un mur d’inexpressivité.
On regarde en direction de la chambre de Jean, et décide qu’on a oublié quelque chose à la cuisine : on s’avance et lorsqu’on passe devant chez lui, il n’y a apparemment personne. On continue vers la cuisine et entre. On ouvre le frigo, jette un coup d’œil et finit par ne rien prendre. On repart vers sa chambre et respire l’odeur sucrée amère qui se dégage de cette chambre 454. Même rentré chez soi, l’odeur nous reste dans le nez. Le genre de parfum qui va réveiller des sentiments éprouvants. On se laisse aller à inspirer un grand coup, le faisant passer dans notre sang pour alimenter encore la tumeur noire qu’on entretient depuis qu’on a croisé son odeur dans le sillon de ses pas. Nos œufs sont beaucoup trop cuits, on sait de toute façon qu’on ne les mangera pas. L’appétit nous a quitté depuis qu’on vit seul ici. On se nourrira de la cigarette qui se consume dans nos mains pendant qu’on l’assaisonne des scènes irréalisables qu’on brode dans notre esprit trop imaginatif. On reste ainsi recroquevillé sur son lit pendant quelques minutes avant de revenir à la vie réelle, nos yeux ayant malgré tout identifié la forme voilée par les rêves comme étant le classeur dans lequel on range ses cours. En le regardant plus nettement, on peut même constater qu’il devient de plus en plus conséquent, ce qui nous inquiète sensiblement. On décide alors d’aller discuter.
Internet. On l’a découvert il y a à peu près deux semaines, grâce à un ami qui ressentait un grand manque sexuel et qui visiblement se servait de son ordinateur pour commander des filles. Intrigué, on a ainsi pris connaissance des « chats ». Salons de discussion pour jeunes de tous poils, étudiants timides, obsédés sexuels, accros de la mode et de la drague douce. Un paradis pour mélanger incognito les parasites sociaux, les coincés et leur donner un semblant de vie sociale, restons après tout dans le domaine du virtuel. Bref, en l’espace d’une semaine, on a gagné une foule de soupirants qui nous envoient des « mails » contant notre beauté et notre vivacité d’esprit. La meilleure façon qu’on aie trouvé pour s’échapper d’une réalité horriblement différente.
A l’université, la connexion est gratuite, alors on ne se prive pas. Nous voici donc dans la salle informatique où une queue incroyable de filles aussi coincées que nous attendent leur tour pour aller se dévergonder à couvert. La prise d’un ordinateur est un sport de haut niveau et tout novice se fait facilement refouler, destiné à passer son après-midi à attendre une place libre. Douloureux pour tout pacifiste, même. Il faut se battre toutes griffes dehors si l’on ne veut pas voir la pétasse devant nous se jeter sur l’ordinateur qui, si l’on respecte les tours établis simplement par l’ordre d’arrivée, nous était destiné. Après avoir obtenu la machine qu’on voulait, on entre sur le chat et revêt sa personnalité d’un pseudo aussi réel que banal : son prénom, son initiale ; après tout, vu toutes les acrobaties orthographiques que demandent la prise d’un pseudo qui ne soit pas suivi de numéros, autant s’assurer l’authenticité et faire preuve d’honnêteté par la même occasion. Nous voilà donc arrivé sur le salon, et même si toutes ces personnes ne sont en fin de compte que des mots sur un écran, on sent tout de même les effets de la timidité.
On regarde la liste des pseudos et s’aperçoit qu’encore une fois, la majorité vient ici pour chasser la femelle. Entre Phallus35 et coquin_pour_coquine, le ton est donné. On se lance alors : « salut tout le monde ». Et chacun nous ignore, voire reste muet. Car chacun ici attend tout des autres sans s’impliquer. La catégorie la plus courante dans les salons est représentée par les égocentriques blasés qui regardent parler les autres et finissent par déclarer s’ennuyer ferme, priant le monde de trouver un sujet de discussion plus intéressant. Ensuite, il y a les faux entreprenants, qui entament une discussion privée avec vous, viennent vous voir apparemment par curiosité, et vous laissent ensuite la tâche de poser les questions de courtoisie et de choisir un éventuel sujet de discussion. La plus importante des populations virtuelles introduit la conversation privée avec force de mots aussi sensuels les uns que les autres : « est-ce que tu suces ? » ou « si tu es aussi belle à regarder que je l’imagine, tu dois être excellente à baiser ». Cependant, certains sont plus subtils. Ils commencent traditionnellement par vous demander votre asv (âge, sexe, ville) et embrayent sur vos mensurations, ce qui ne manque pas de vous donner la puce à l’oreille, mais lorsque vous êtes assez naïf pour croire encore en l’honnêteté et le respect, vous gardez espoir. Et dure est la chute lorsque l’animal vous dit alors que « la rencontre l’intéresserait uniquement si vous le laissez vous sodomiser ».
Pourquoi on continue alors à aller discuter ? Parce que derrière un écran notre personnalité se risque à s’exposer. Le texte « arial » filtre les bafouillages, les déraillements de la voix, les joues rouges, les mains qui tremblent et les silences chargés de gêne. On n’écrit rien. Tous ces pseudos inexpressifs nous font tout à coup peur et on décide de partir, libérant la machine.
Arrivée à la cité, on entreprend péniblement l’ascension des quatre étages qui nous séparent de notre tanière. Chaque marche semble remplir un peu plus nos yeux de larmes. Il y en a environ quatre vingt jusque là haut, et on se dit que nos paupières ne contiendront pas facilement les gouttes qui y affleurent petit à petit. Et il y a cette odeur qui, à peine ayant atteint nos narines, nous replonge dans un bain d’émotions aussi oppressantes à présent qu’elles étaient douces il y a peu de temps. Elle s’immisce par le nez pour venir serrer le cœur avec autant d’ardeur qu’elle vous coupe du monde un instant et prend le contrôle à la fois du corps et de l’esprit. Un flot d’images vous encombre alors les yeux et l’on se perd dans un futur que l’on espère possible. Là, cette bonne vieille douleur réapparaît. Plus discrète que dans les moments de découragement et de désespoir, mais présente indéniablement. Une sorte de bruit de fond sur la musique des sentiments quotidiens. Elle peut se manifester quelques secondes, dans le pire des cas, elle vous obnubile plusieurs jours.
On ouvre sa porte après avoir laissé tomber ses clés trois fois de suite, la vision pervertie par les larmes qui désormais coulent abondamment sur nos joues. Laisser sa souffrance se libérer d’un esprit confiné en cri aussi inexpressif qu’insensé. Le visage se déforme en un tiraillement éprouvant de chairs et ainsi, sur ce terrain accidenté, coulent les larmes jusqu’à une bouche grande ouverte et bavante. Les yeux et le nez enflent et rougissent. Ne reste qu’à goûter cette saveur amère et salée. Le désespoir est ce qu’il y a de plus laid.
La soirée s’étire sur les quelques heures qui nous séparent de celle de notre coucher quotidien. On se plonge alors dans ses pensées, essayant de vivre une vie imaginaire qui soit plus fructueuse en actions et en émotions que celle qu’on tente de mener d’ordinaire. Tout est parasité par les bruits alentour, qui frappent nos oreilles et font résonner en nous la présence des autres étudiants qui entrent alors dans notre vie intérieure. Tout est gâché. On se couche.
On s’efforce de penser que sa vie nocturne, celle qu’on mène par delà ses rêves impliquent aussi ceux qu’on y croise. Ainsi, on aurait reçu les baisers qu’ on attendait, on aurait goûté aux faveurs qu’on a volontairement ou non ignorées, sans doute sous l’emprise d’un subconscient tyrannique et masochiste, malheureusement. Le lourd fardeau de l’absence s’estompe au fil du temps et sera annihilé lorsqu’il sera temps de mettre sur pieds une année nouvelle où on se torturera encore de frustrations dont seul nous-même pourrons nous sauver. On ressemble à un acteur en représentation, mauvais acteur pour lequel le paraître importerait plus que ce que ses sentiments dévastateurs lui ordonnent de faire. Le refoulement provoque des dégâts intérieurs sans précédent, et insuffle au visage la tristesse des yeux vitreux où l’âme que l’on devrait y voir suffoque, non offerte au regard des autres. Notre vœu serait de rendre le temps malléable et de rendre éternels les moments furtifs où l’on saisit la douceur d’une caresse. Ce qu’il nous offre n’est que le regret de ne pas avoir su savourer les contacts qu’il est, en fin de compte, inutile de confier à une mémoire maladroite. On préfère alors se retourner dans l’obscurité de sa chambre, tourner le dos à la baie vitrée dont on n’a pas baissé les stores de peur d’étouffer, sans doute. On laisse ainsi derrière un bout de sa mélancolie, et commence à se laisser bercer par le néant provisoire de notre esprit. Un bruit nous tire alors de notre torpeur, on reconnaît les pas et l’odeur. On se remet à pleurer.
Humeur : Maman, j'ai peur
Bande son : Mogwai